II/ Les fondements de la jurisprudence islamique (usûl al-fiqh) (partie 4)

mardi 20 mars 2007

3. Des prescriptions déterminant la responsabilité [1]

L’être humain est né innocent et, selon la conception islamique, il exprime naturellement son lien avec le Créateur et suit Ses recommandations. C’est, de fait, ce qu’exprime la notion souvent commentée d’al-fitra, qui signifie à la fois l’expression naturelle et immédiate de l’adoration humaine de Dieu et l’aspiration naturelle, profonde et intrinsèque de l’humanité vers la dimension transcendante. L’homme, comme toute la création, porte en lui – avant qu’une quelconque forme de culte codifié fut apparue – l’expression de sa soumission à cet ordre voulu par Dieu, que nous avons l’habitude d’appeler l’« ordre naturel ».

L’être humain, comme tous les autres êtres et éléments de l’univers, célèbre – en lui-même, par son essence propre – la gloire infinie de Dieu, par son obéissance naturelle, à l’ordre créé ; littéralement, il est muslim, naturellement et instinctivement soumis. La conception islamique de l’être humain ajoute le fait qu’il existe – inhérente à la nature humaine – une aspiration initiale vers Dieu, dont la source se trouve à l’origine même de la création du premier homme :

« Et lorsque ton Seigneur tira des lombes des fils d’Adam leur descendance et les fit témoigner sur leur propre compte : “Ne suis-Je pas votre Seigneur ?” Ils répondirent : “Certes oui, nous en témoignons.” – Ce, afin que vous ne disiez pas, le jour de la Résurrection : “Nous n’avions pas conscience de cela !” » Coran 7/172

Encore une fois, cette aspiration précède toute forme de conscience intellectuelle de la présence de Dieu, elle est inscrite en l’homme comme un élément constitutif de son être. C’est ce que nous trouvons dans le Coran : « Acquitte-toi des obligations de la religion en vrai croyant, selon la nature innée [fitra] que Dieu a donnée aux hommes en les créant – il n’y a pas de changement dans la création de Dieu. Voilà la religion immuable, mais la plupart des gens ne savent pas. » Coran 30/30

et qui est confirmé par cette parole du Prophète de l’islam (PBDL ) : « Chaque enfant naît dans un état de fitra, mais ce sont ses parents qui en font un juif ou un chrétien. C’est comme la manière dont un animal donne naissance à une progéniture normale. En avez-vous jamais vu un naître mutilé, avant que vous ne le mutiliez vous-mêmes ? » [2]

Naturellement soumis et habité par cette aspiration, l’être humain est muslim au sens le plus large et le plus extensif du mot.

Vient alors le temps de la conscience et de la responsabilité, et Dieu, afin de tracer la voie adaptée à la liberté qui est le propre de la condition humaine, révèle à travers Ses messagers le chemin qu’il nous faut suivre pour demeurer fidèles à notre essence originelle et parachever notre destinée d’êtres libres. En suivant le chemin et en respectant les règles, l’homme trouve, et re-découvre, la voie de la véritable foi en Dieu : cet usage de la liberté lui permet d’atteindre, tant en son cœur qu’en son intelligence, le niveau que les animaux atteignent d’emblée en vivant selon leurs instincts. L’homme atteint ainsi l’harmonie exprimée par le lien unissant la volonté divine à l’ordre naturel : suivre le chemin que Dieu lui a prescrit est, pour son intelligence, ce que l’ordre naturel est pour tous les autres éléments. Sa conscience des limites est une harmonisation entre les droits de Dieu et sa propre responsabilité : « Telles sont les limites fixées par Dieu : ne les approchez donc pas. C’est ainsi que Dieu éclaire les hommes sur Ses signes afin qu’ils Le craignent. » Coran 2/187

De fait, tous les sujets dont traite le fiqh (le droit et la jurisprudence islamiques) dépendent de cette condition première : pour appliquer et respecter les règles juridiques, il faut être mukallaf. Nous avons là une seconde différence de statut existant entre ash-sharî‘a et al-fiqh : ash-sharî‘a est une conception globale de la vie et de la mort, nous apportant des prescriptions globales dépassant le domaine spécifique du droit, de la jurisprudence et de la responsabilité individuelle (taklîf) ; alors que c’est à ce dernier domaine que s’intéresse presque exclusivement al-fiqh.

Les oulémas d’usûl al-fiqh ont, grâce à leurs études du Coran et des ahâdîth, extrait cinq valeurs, ou plus précisément cinq types de prescriptions (hukm shar‘î) relatives au comportement humain lorsqu’on a le choix. Leur but est essentiellement de classer les différentes sortes d’injonctions présentées sous une variété de formes dans les sources : il est vite apparu nécessaire d’établir des distinctions entre les différents types de prescriptions, afin de savoir lesquelles étaient des ordres et des interdictions et lesquelles étaient de simples recommandations, lesquelles étaient clairement et absolument contraignantes et lesquelles étaient sujettes à l’analyse et à l’ijtihâd. Dès lors, ils appliquèrent une méthodologie de lecture et d’interprétation des sources scripturaires (précise et normative) leur permettant de lier les différents types de formulation à leur valeur respective quant au comportement humain.

Une étude détaillée de leurs travaux, en profondeur et très spécialisée, dépasse le cadre de la présente recherche. Toutefois il est nécessaire de présenter ici, ne serait-ce que succinctement, les résultats de leur classement. Aux deux extrêmes de l’échelle d’al-ahkâm at-taklîfiyya (les prescriptions définissant les devoirs et obligations de l’être responsable), nous trouvons al-wâjib (ou al-fard) [3] et al-harâm : le premier terme concerne une action qui a été évaluée comme étant obligatoire ; et le deuxième concerne ce qui est absolument interdit. Si, par exemple, la prescription coranique est formulée à l’impératif (du type : « Accomplissez la prière et acquittez l’aumône purificatrice » [4] ) ou à l’impératif négatif (sous la forme : « Et ne commettez pas l’adultère » [5] ), nous sommes amenés à identifier les injonctions respectivement comme une obligation (wâjib) ou un interdit (harâm) [6].

Entre ces deux extrêmes, les oulémas ont identifié trois autres statuts relatifs aux actions humaines : le « recommandé » ou « préférable » (al-mustahab, al-mandûb), le « répréhensible » (al-makrûh) et ce qui est permis (al-mubâh). Les différentes actions liées à ces trois catégories ne sont couvertes que relativement par la stricte application de la Loi islamique (qui n’est concernée que par al-wâjib et al-harâm) et, comme nous l’avons déjà mentionné, la permission est la base dans les affaires sociales. Néanmoins, cette classification des actions humaines réalisée au moyen de cette catégorisation permet au croyant de reconnaître son chemin et, en évitant le répréhensible et en suivant ce qui est recommandable, d’évoluer positivement, sur un terrain sûr, afin de plaire à Dieu et de se rapprocher de Lui.


[1En arabe, al-ahkâm at-taklîfiyya.

[2Hadîth rapporté par al-Bukhârî et Muslim.

[3Certains savants, en particulier de l’école hanafite, établissent une différence de statut et de valeur entre al-wâjib et al-fard : pour des raisons de clarté et de simplification, nous tiendrons ici les deux termes pour synonymes. La distinction, en soi intéressante et légitime, nous mènerait à une approche inutilement spécialisée et n’éclairant ici en rien notre propos.

[4Coran 2/43.

[5Coran 17/32.

[6Il existe, bien entendu, de nombreuses autres sortes de formulations coraniques conduisant à un classement dans ces deux domaines ; toutefois, comme nous l’avons déjà dit, cela dépasse largement le cadre de cette recherche.

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