Origine et typologie des sciences islamiques (partie 2)

dimanche 11 février 2007

2. Formation et typologie des sciences islamiques

Comme nous l’avons dit plus haut voir ici, l’expansion de la communauté islamique et les transformations du contexte social, culturel et historique constituaient ensemble l’un des deux facteurs qui avaient conduit à la nécessaire formation de sciences islamiques distinctes. Le second facteur résidait dans l’essence des deux domaines islamiques fondamentaux et dans la manière dont ils se présentaient à l’esprit du croyant. Nous avons déjà cité le hadîth al-ihsân, dont la seule lecture montre trois (plus tard quatre) domaines séparés qui allaient correspondre à des sciences islamiques spécifiques :

 Al-îmân et ses éléments allaient devenir ‘ilm al-‘aqîda (qui traite de tout ce qui relève de la relation avec Dieu et le monde de l’invisible, « au-delà de la perception sensible ») [1].
 Al-islâm allait devenir fiqh al-‘ibâdât (la connaissance du culte, la première partie de ce qu’on appelle al-fiqh al-islâmî, le droit et la jurisprudence islamiques).
 Al-ihsân, selon sa triple dimension (intime, individuelle et collective) liée à l’action humaine, allait devenir : dans son aspect intime, at-tasawwuf ; dans son aspect individuel, ‘ilm al-akhlâq (la morale, l’éthique, le bon comportement) et, en ce qui concerne ses implications collectives, sociales, commerciales ou juridiques, fiqh al-mu‘âmalât (la connaissance des relations sociales, la seconde partie d’al-fiqh al-islâmî).

Toutes ces études, tout juste encore au premier stade de leur élaboration, étaient bien entendu pensées, considérées et élaborées à la lumière du Coran et de la Sunna du Prophète. Ces deux références fondamentales allaient, elles-mêmes, constituer deux nouveaux domaines de connaissance appliquée : ‘ulûm al-Qur’ân (les sciences du Coran) et ‘ulûm al-hadîth (les sciences du hadîth) respectivement.

Avant de présenter une typologie détaillée des sciences islamiques, il paraît nécessaire de rappeler que le processus de formation de ces sciences dura très longtemps, qu’il fut lent et épisodique et s’étendit sur près de trois siècles (environ entre le VIIe et le IXe siècle). Comme nous l’avons dit plus haut, du vivant du Prophète les choses étaient claires et l’enseignement était un et global. Pendant la période des khulafâ’ ar-râshidûn (les Califes Bien Guidés, entre 632 et 661), les Compagnons les plus proches et la communauté conservaient encore vivants dans leurs cœurs et leurs esprits le sens de la Révélation et l’enseignement du Prophète. Parmi les premiers besoins qui apparurent, après la bataille menée contre des tribus arabes du Sud qui refusaient de payer la zakât, et la mort de plus de soixante-dix huffâz (sing. : hâfiz, Compagnons qui connaissaient par cœur le Coran), fut celui de consigner par écrit, comme nécessaire référence, un exemplaire de la totalité de la Révélation dans son ordre définitif. Auparavant, la proximité des Compagnons avec la mission prophétique, tant par le cœur que dans le temps, rendait inutile toute codification. Les décisions furent prises en commun à la lumière de leur compréhension profonde de leur religion et de son implication dans leur mode de vie individuel et communautaire. La référence était bien connue, et Abû Bakr déclara : « J’ai été désigné comme votre chef, mais je ne suis pas le meilleur d’entre vous. Si vous me voyez dans la vérité, aidez-moi. Si vous me voyez dans l’erreur, reprenez-moi. » [2]

Il était clair que les deux seuls paramètres de la vérité et de l’erreur étaient, dans l’esprit d’Abû Bakr comme dans celui de toute la communauté, le Coran et la Sunna, car ceux-ci comprenaient pleinement cette parole du Prophète (PBDL ) et l’appliquaient : « Pas d’obéissance à une créature en désobéissance au Créateur. » [3]

Durant toute cette période, les réunions consultatives étaient fréquentes et une majorité de décisions juridiques ou politiques étaient prises en commun, et souvent fondées sur un consensus obtenu auprès des Compagnons. Ces derniers hésitaient à prononcer des décisions juridiques (fatâwâ) individuelles et s’efforçaient, par tous les moyens, d’orienter celui qui venait les interroger vers un autre Compagnon qu’ils considéraient comme mieux qualifié. Ils s’attachaient à demeurer très proches du sens littéral de la Révélation [4] et évitaient de trop citer les ahâdîth de peur de déformer les paroles du Prophète [5] et, surtout, ils se concentraient sur l’étude du Coran. Telles avaient d’ailleurs été les recommandations de ‘Umar avant et pendant son règne.

La manière de juger et de traiter les problèmes était très pragmatique durant cette période : la communauté et les dirigeants étaient éloignés de toute conceptualisation, et ne cherchaient nullement à déterminer les sphères de sciences distinctes, ni à prescrire une série de procédures à suivre, ni à consigner les lois résultant de leurs décisions juridiques. Ce ne fut que durant les dernières années de la période des Califes Bien Guidés que les premières turbulences apparurent, rendant nécessaire de repenser la manière d’approcher le Coran et la Sunna.

À la fin du règne de ‘Alî, la communauté musulmane connut une de ses périodes les plus difficiles depuis la mort du Prophète (PBDL). Les premiers conflits ouverts pour le pouvoir apparurent, conduisant à une grande instabilité sociale et à la naissance de divisions au sein de la communauté. Après la mort de ‘Alî et l’accession au pouvoir de Mu‘âwiya ibn Abî Sufyân, les problèmes devaient s’accroître pour, ensuite, perturber l’application véritable des enseignements de l’islam. Pendant la période omeyyade (661-750) qui débuta avec Mu‘âwiya, au moins quatre symptômes de « déviation » allaient conduire aux premières, et nécessaires, compilations de ahâdîth (sing. : hadîth) ainsi qu’à la naissance des études spécifiques, par les oulémas, de l’ensemble des références islamiques.

Le premier symptôme était l’introduction de nouvelles pratiques dans les affaires de l’État, sous l’influence des cultures perse, byzantine ou indienne : en 679, par exemple, la fonction de calife fut transformée en une royauté héréditaire et le Trésor public (Bayt al-mâl) devint la propriété personnelle des califes et de leurs familles. Ainsi, le principe de la consultation (shûrâ) et de la participation sociale avait été perdu, et la première réaction des oulémas qui refusèrent de se soumettre aveuglément et lâchement aux désirs et aux ambitions personnelles des nouveaux « rois » fut de rassembler et de compiler les prescriptions juridiques – qui allaient être les éléments du droit et de la jurisprudence islamiques (fiqh) à venir.

Le deuxième signe était la dispersion des oulémas : certains d’entre eux avaient fui la corruption de la capitale ou des autres centres politiques, d’autres avaient simplement émigré vers des villes lointaines ; et il était par conséquent impossible de les rassembler pour aboutir à des décisions juridiques fondées sur le consensus (ijmâ‘). Étant dispersés, confrontés à des diversités géographiques, culturelles et sociales et, en outre, étant les seuls à rechercher des décisions appropriées (ijtihâd), les oulémas allaient faire naître et fonder, souvent involontairement, des écoles de pensée rassemblant les élèves qui les entouraient. Ce fut le cas, pour n’en citer que quelques-uns, d’Abû Hanîfa et ath-Thawrî à Koufa, de Mâlik à Médine, d’al-Awzâ’î à Beyrouth ou encore d’al-Layth en Égypte.

Le troisième symptôme était le phénomène nouveau de la fabrication des ahâdîth, dû à la fois à un besoin croissant d’informations et à la conjonction de divers intérêts politiques. Ces périodes virent non seulement des recherches et des études plus profondes dans le domaine religieux, mais aussi le développement, pour la première fois, de faux propos et actions attribués au Prophète. C’était une période de trouble et d’agitation, et les différents partis tentaient de justifier leurs positions respectives en les fondant sur de supposés ahâdîth. La réaction des savants fut, dans ce domaine aussi, de compiler les ahâdîth qu’ils savaient être vrais, et ainsi de donner naissance à la science de la critique du hadîth.

Le dernier phénomène, qui était à la fois une cause et un effet des trois autres, était le grand nombre de conflits opposant différentes tendances et différents partis au sein de la communauté. Les moments les mieux connus de ces divisions sont la bataille de Siffîn (657), qui allait conduire à la création du groupe des kharijites (ou sécessionnistes), et la bataille de Kerbela (en 680, où Husayn, le fils de ‘Alî, trouva la mort), qui provoqua la réaction des partisans de ‘Alî et le renforcement de la branche des shiites (ou partisans). D’autres conflits mineurs eurent lieu au cours de cette période (environ cent ans), accroissant encore la turbulence et, par suite, soulignant le besoin d’une codification et de règles dans les questions relatives à l’islam, et en particulier dans le domaine juridique.

Les deux principaux éléments que nous avons mentionnés ci-dessus – la dispersion des oulémas et la fabrication de ahâdîth – engendrèrent un grand bouleversement concernant la nature de la transmission de la connaissance islamique. Pour la première fois, les musulmans voyaient une multiplication d’opinions qualifiées et autorisées qui étaient diverses et parfois, sur certaines questions secondaires, totalement opposées. Même la manière d’approcher les situations et les problèmes était complètement différente : à Médine, les oulémas, suivant l’exemple d’Ibn ‘Umar, se limitaient à une lecture stricte du Coran et de la Sunna évitant toute interprétation personnelle (on les appelait ahl al-hadîth [6] ; tandis qu’en Iraq, à Koufa, les savants (appelés ahl ar-ra’y) suivaient la démarche d’Ibn Mas‘ûd, en recourant au raisonnement, aux considérations analogiques, sans hésiter à faire œuvre d’imagination et à spéculer sur des situations et des problèmes originaux. L’évolution de l’histoire comme la différence de contexte sociopolitique pouvaient expliquer ces divergences et, dès lors, il devint clair que cette diversité – qui était encore considérée comme étant à l’intérieur de la sphère légale – devait être réglementée, afin que soit clairement défini jusqu’où une opinion est encore ou n’est plus dans le champ légal autorisé. La période omeyyade fut celle des premiers jalons qui orientèrent les études des savants et à partir desquels allaient naître les diverses branches des sciences islamiques.

Au cours des deux premiers siècles de la dynastie abbasside (environ 750-960), les choses s’accélérèrent, et on pourrait dire que ce fut durant cette période que les domaines spécifiques des sciences islamiques furent déterminés et formés : des troubles sociaux et politiques donnèrent naissance, dans le cœur et l’esprit de nombreux savants, à un sentiment d’inquiétude quant au danger nouveau qui menaçait la communauté musulmane, à savoir l’oubli des exigences de la foi, la trahison des sources et, enfin, la destruction. La première centaine d’années est connue comme celle des « grands imams » (750-850) : cette période fut très florissante pour ce qui concernait l’élaboration des sciences islamiques, en particulier dans le domaine du droit et de la jurisprudence (fiqh) et de la critique du hadîth. Les premiers califes abbassides s’attachèrent à montrer un grand respect pour les principes islamiques et les savants. Un grand nombre d’entre eux, comme Hârûn ar-Rashîd (règne 786-809) ou al-Mansûr (règne 754-775), ou bien étaient eux-mêmes des savants, ou bien ils en chargèrent d’autres de compiler des ouvrages qui fassent autorité sur la Sunna. Une liberté d’opinion considérable régnait et, partout dans le royaume, il existait de nombreux centres de pensée, de savoir et de débat, animés et stimulants. Si nous ajoutons que cette époque connut aussi un nombre impressionnant de grands savants qui non seulement enseignèrent mais aussi s’engagèrent dans de profondes discussions entre eux, nous trouverons réunis tous les ingrédients pouvant expliquer la vitalité intellectuelle de cette époque.

De nombreuses écoles de pensée allaient apparaître autour d’oulémas éminents comme Abû Hanîfa (703-767) à Koufa, al-Awzâ’î (708-774) en Syrie, Mâlik (717-801) à Médine, Zayd (700-740) à Koufa, et Wâsit, al-Layth (716-791) en Égypte, ath-Thawrî (719-777) à Koufa, ash-Shâfi‘î (769-820) à Bagdad et au Caire, Ibn Hanbal (778-855) à Bagdad, Dâwud (815-883) à Koufa ou encore at-Tabarî (839-923) en Égypte [7]. Tous ces oulémas permirent d’importants progrès au sein des sciences islamiques. Chacun apporta une contribution spécifique durant sa vie et aida à une évolution positive de la compréhension des sources islamiques [8]. Chacun d’eux était considéré comme le fondateur – volontairement ou non – d’une école de pensée (madhhab) : certaines disparurent au cours de l’Histoire et d’autres sont connues aujourd’hui dans tout le monde musulman (en particulier les écoles hanafite, malikite, zaydite, shafiite et hanbalite). Pour les premiers savants, comme Abû Hanîfa, al-Awzâ’î et Mâlik, la distinction entre les différentes sciences n’était pas très claire. La célèbre compilation du dernier, Al-muwattâ’ (Le Sentier battu) est encore un mélange de décisions juridiques personnelles, de ahâdîth et d’opinions des Compagnons ou de leurs élèves.

historique 1

Les circonstances historiques ainsi que l’influence des grandes civilisations que les musulmans rencontrèrent, comme celles des Grecs, des Romains, des Perses ou de l’Inde – à travers un travail de traduction intensif ou la simple coexistence –, allaient modifier considérablement la manière de raisonner et de présenter le résultat des recherches des savants.

Peu à peu, le phénomène de distinction et de spécialisation de la pensée et de la recherche islamiques apparut, et ce même dans le domaine du fiqh en tant que tel. Désormais, les oulémas allaient établir, au sein du fiqh, la distinction entre al-usûl (les principes fondamentaux) et al-furû‘ (les principes secondaires ou branches). À un niveau plus général, ash-Shâfi‘î fut le premier, dans son ouvrage Ar-Risâla, à systématiser les principes généraux et à déterminer le cadre dans et par lequel les prescriptions juridiques spécifiques devaient être formulées.
En raison de la distance, autant spatiale que temporelle, les séparant d’une compréhension immédiate des sources, il pensait que les savants avaient besoin de règles et de méthodes qui devaient éviter, ou faire cesser, les interprétations infondées et non qualifiées. La décision d’ash-Shâfi‘î d’établir un cadre normatif et de formuler des règles générales devait donner naissance à une nouvelle science islamique de la plus grande importance, dont l’objectif était de « déterminer et définir les règles générales employées pour extraire et déduire les prescriptions juridiques spécifiques des sources de référence » [9]. Ce type de recherche, nécessitant une étude attentive, approfondie et technique du Coran et de la Sunna, non seulement encouragea l’évolution et les améliorations dans les autres domaines, mais aussi les orienta vers une nouvelle approche des sources qui exigeait mémoire, précision et authentification ainsi qu’une maîtrise parfaite de la langue arabe. Il s’agissait d’établir un cadre normatif à la lecture interprétative des sources scripturaires.
Ce fut approximativement à la même époque que la science du hadîth connut un rapide développement. Ibn Hanbal et Mâlik, imitant les Compagnons, avaient déjà compilé de nombreux ahâdîth (plus de 30 000 dans le livre d’Ibn Hanbal Al-musnad), mais un travail spécifique d’authentification systématique devait commencer avec al-Bukhârî (810-870) et son élève Muslim (817-875) qui recherchèrent les ahâdîth, les rassemblèrent et les authentifièrent, puis les classèrent selon les thèmes et le format connus dans les études de fiqh. Chacun, par conséquent, établit son cadre respectif de règles d’authentification, lui permettant de décider si un hadîth pouvait ou non être accepté comme sahîh (authentique).

À travers le contact établi avec les autres civilisations, et en raison du besoin d’études approfondies de la langue arabe, de ses structures et de ses règles grammaticales (afin de comprendre les structures linguistiques du Coran et de la Sunna), les premières études virent le jour dans le domaine linguistique de la morphologie arabe (as-sarf) et de la grammaire (an-nahw).

En complément de cela, mais par des travaux indépendants, des commentaires et des études exégétiques du Coran (tafâsîr, sing. : tafsîr) virent aussi le jour, et la première contribution importante en ce sens fut celle d’at-Tabarî (839-923), Jâmi‘ al-bayân (il est aussi l’auteur d’une célèbre histoire de l’humanité depuis Adam, Târîkh ar-rusul wal-mulûk).
On a beaucoup glosé sur l’origine du soufisme (at-tasawwuf) en tant que voie du rapprochement avec Dieu, en tant que mystique. Était-ce une science proprement islamique ou était-ce la manifestation d’un pur emprunt aux traditions chrétiennes avoisinantes ? Que ce soit de la part de savants musulmans ou d’orientalistes chrétiens, on a pu voir s’exprimer diverses opinions sur le sujet ; d’aucuns allant jusqu’à affirmer que le soufisme, par rapport aux sciences du droit dont nous venons de présenter l’évolution, est « un autre islam ». Certains musulmans, souvent peu au fait des sciences islamiques, sont même allés jusqu’à « sortir » les soufis et leurs écoles initiatiques (turuq, sing. : tarîqa) de l’« islam authentique ». Ces affirmations, qui en fait traduisent des prises de position idéologiques, religieuses ou scolastiques, ne tiennent pas à l’analyse des faits.

Le Prophète de l’islam a été le premier à montrer la voie de la méditation, du dhikr (rappel), et de l’ascèse, alors identifiée par le concept de zuhd. Les Compagnons expérimentaient, au cours de leur nuit de veille, la dimension du rapprochement, de la connaissance et de l’amour de Dieu. Le concept de rabbânî qui est coranique, où on le trouve au pluriel, porte déjà l’intensité mystique que donneront à l’initiation les grands savants du tasawwuf. Hassan al-Basrî (mort en 728) puis la célèbre mystique Râbi‘a al-‘Adawiyya (morte en 801) posent, de façon tout à la fois globale et précise, les premiers jalons de ce qui deviendra une authentique science islamique avec ses savants, son vocabulaire et ses normes. À Koufa d’abord, avec ‘Abd al-Wâhid ibn Zayd (mort en 793), puis plus spécifiquement dès le IXe, à Bagdad, le soufisme va vivre son essor et va peu à peu déterminer la spécificité de son approche.

Au cours des siècles, quelques autorités se distinguent quant à la fixation des normes de l’exigeante approche mystique : Abû ‘Abd Allah Hârith ibn Asad al-’Anazî, mieux connu sous le nom d’al-Muhâsibî (mort en 857), son disciple al-Junayd (mort en 910), Dhu’l-Nûn al-Misrî (mort en 859), Abû Tâlib al-Makkî (mort en 996), al-Qushayrî (mort en 1074) ou encore ‘Abd al-Qâder al-Jilânî (mort en 1166 et fondateur de la première tarîqa recensée, al-Qâdiriyya). Tous ces savants soufis (la plupart sont également hautement qualifiés dans les sciences canoniques de la foi et du droit islamiques) vont, avec bien d’autres encore qu’il serait trop long de mentionner ici, préciser et orienter la voie mystique en la considérant comme un des domaines, une des voies de l’islam. Il n’y a jamais, dans leur esprit, l’idée de distinguer « un islam » d’« un autre islam » ou d’affirmer l’excellence d’un « autre islam » par rapport au formalisme des juristes. Ils se considèrent comme musulmans, en total accord avec l’enseignement fondamental de « l’islam » qu’ils ne conçoivent qu’unique. La plupart sont clairs dans leur affirmation : pas de démarche ésotérique sans un enracinement profond dans les sciences dites exotériques ; les deux sont indissociables et constituent deux approches sur le même chemin, menant à la même destination, manifestant la même disposition de cœur pour le soumis (muslim) au nom du message unique du seul islam.

Enfin, les traductions des œuvres des grands philosophes de l’Antiquité ouvrirent un domaine nouveau et introduisirent la tradition grecque du débat philosophique dans certains centres intellectuels islamiques. Ce processus obligea les oulémas à déterminer plus clairement quels étaient exactement les éléments et le contenu de la foi islamique (al-îmân), afin d’empêcher la communauté de se perdre et d’aller trop avant dans les débats sophistes ou rationalistes, parfois pour le seul plaisir de la discussion, sans vraiment comprendre les sources ni même s’y référer.

Un tel contexte les poussa à tenter de définir exactement ce qui faisait et ce qui ne faisait pas partie de la foi islamique et, ainsi, à établir le contenu, les principes et les règles de ‘ilm al-‘aqîda (la science de la foi, qui est parfois très approximativement traduite par théologie et ce par analogie avec les études chrétiennes).

Ainsi, avant le milieu du Xe siècle, toutes les sciences islamiques avaient vu le jour et déjà plus ou moins circonscrit leur domaine spécifique d’étude, sous la double influence de l’Histoire et du besoin d’une application plus méticuleuse du Coran et de la Sunna afin que des solutions soient trouvées pour les problèmes individuels et sociaux qui apparaissaient dans un contexte nouveau. On pourrait dire, à la lumière de notre étude, que les sciences en islam – par leur formation initiale, leur évolution et leurs améliorations intervenues au cours de l’Histoire depuis le VIIe siècle – ont eu un seul but, celui de répondre à une seule question fondamentale : Comment maintenir une foi vivante et être fidèle aux enseignements coraniques et prophétiques dans des situations historiques, sociales et politiques nouvelles ? Les sciences, éclairées et dirigées par la foi et ses exigences, sont les moyens de la fidélité du croyant, et ces moyens doivent être de plus en plus sophistiqués afin de s’adapter à un monde plus complexe et suivant un processus de complexification toujours plus profond. La foi nécessite un esprit et une raison qui soient dans un état permanent de conscience et d’activité.

historique 2

C’est ce que les oulémas des premières générations avaient fort bien compris et pendant trois siècles, malgré les problèmes, la corruption ou les persécutions [10] , ils firent de leur mieux pour servir Dieu, l’islam et la communauté musulmane. Ils offrirent à leurs descendants un riche héritage constitué d’une « géographie des sciences islamiques » originale, avec des domaines bien délimités et une série de grands sujets à explorer et à étudier. Il était également évident dans leurs esprits que les musulmans contemporains, ainsi que les générations futures, ne devaient pas se limiter aux opinions qu’eux-mêmes avaient pensées et formulées à un moment précis et pour un contexte très spécifique. Au vu de l’Histoire, leurs études et leurs opinions étaient des moyens utiles plutôt que des solutions permanentes.

Depuis le Xe siècle, les musulmans possèdent un cadre qui aurait dû leur permettre de progresser dans leurs recherches et ainsi de développer leurs aptitudes afin de fournir aux questions de leur communauté respective des réponses appropriées. Ces sciences et leur typologie auraient dû être une fondation, une source vive qui aurait dû servir à de nouvelles études. Mais, elles ont souvent été comme les murs d’une prison intellectuelle, empêchant les oulémas de penser ou d’imaginer des solutions islamiques originales, néanmoins toujours fidèles, aux problèmes contemporains. Pendant plus de sept siècles, malgré les efforts incessants d’éminents savants (comme ash-Shâtibî ou Ibn Taymiyya, respectivement au XIIIe et au XIVe siècle), la plupart des savants musulmans ont suivi la voie de l’imitation aveugle (at-taqlîd) sans être capables de retrouver le message authentique et dynamique contenu dans le Coran et la Sunna. En outre, ces derniers ont souvent pris les moyens pour les fins, en faisant de la connaissance islamique un but en soi, en noyant le tout dans d’infinis problèmes très compliqués et d’innombrables détails inutiles.

Malgré cette évolution négative, il est nécessaire de revenir aux premières tentatives pour établir une géographie des sciences islamiques. Pour les musulmans vivant en Europe, il est de la plus haute importance non seulement qu’ils sachent ce que sont réellement ces sciences – et comment elles sont liées entre elles –, mais, plus profondément, qu’ils soient capables de relire le message islamique dans sa vie originale et d’acquérir aussi une vision d’ensemble des domaines, des études et des moyens mis à leur disposition pour affronter leur situation actuelle. Ainsi les musulmans ne doivent-ils pas confondre l’état d’un moment de leur histoire – même si ce moment a été long comme l’époque du taqlîd – avec l’essence de leur religion – puisque, dans cette dernière, les moyens sont nombreux et les prescriptions générales de l’islam offrent un vaste champ d’exploration et d’investigation. Il leur est alors nécessaire de maîtriser ces instruments juridiques et, en même temps, de connaître et de comprendre le contexte européen afin qu’il leur soit possible de répondre à la question, toujours la même : Comment maintenir une foi vivante et être fidèles aux enseignements coraniques et prophétiques en Europe, dans notre nouvelle situation historique, sociale et politique ?

Autrement dit : Comment être un musulman européen ? Comment développer, malgré un environnement le plus souvent matérialiste, des sciences islamiques justes au service de notre foi et de notre fidélité ? Il s’agit en fait de retrouver le dynamisme de nos savants anciens afin de formuler des réponses à des questions qui n’ont jamais été posées, et cela sans confondre les moyens et les fins, le service exclusif de la science et l’humble service de Dieu.

Les diverses sciences islamiques dans leur ensemble servent un but qui dépasse leur existence respective, celui de permettre à chacun de se rapprocher de Dieu, d’être en Sa proximité, de L’aimer et de Le servir, par le cœur, l’esprit et l’action. C’est ainsi qu’il convient de comprendre l’utilité de chacune des sciences islamiques dont la typologie est présentée à la figure 3 ci-après.

typologie des sciences

Cette typologie montre qu’à la fin du Xe siècle (de l’ère chrétienne, soit au IIIe siècle de l’Hégire), chacune des sciences islamiques possédait déjà son domaine spécifique, avec ses spécialistes et ses savants réputés. Un grand nombre d’entre eux étaient bien entendu qualifiés dans plusieurs domaines, mais leur nom était toutefois attaché à une discipline en particulier (plus qu’à d’autres).

Ainsi, le Coran et la Sunna sont les deux sources sur et par lesquelles est fondé tout l’édifice des sciences islamiques. Ensemble, ils constituent ash-sharî‘a, les références exclusives qui ont indiqué la voie que les musulmans doivent suivre pour être fidèles au Message révélé. La science d’usûl al-fiqh, fondée sur les études de ‘ulûm al-Qur’ân et ‘ulûm al-hadîth, expose les règles et la méthodologie par lesquelles il devient possible d’extraire (istinbât) les principes généraux du droit musulman. Avec une compréhension claire de ces fondements et de ce cadre, on devrait pouvoir appliquer un ijtihâd qualifié et fidèle (collectif, comme al-ijmâ‘, ou individuel, comme al-qiyâs). Ce travail fondamental permet la codification du droit musulman (fiqh) et de ses deux sections : al-‘ibâdât (le culte), domaine qui est fixé et permanent, et al-mu‘âmalât (les affaires sociales), domaine qui traite de questions sujettes à l’évolution (en raison du contexte ou de l’époque) tels le commerce, le mariage, les coutumes, le code pénal, etc., et nécessitant une réflexion et une adaptation constantes afin que soit possible leur application fidèle à la lumière des principes généraux de la sharî‘a.

Les sciences de la foi (‘ilm al-‘aqîda) relatives à at-tawhîd (l’unicité de Dieu), aux noms et attributs de Dieu, considèrent l’aspect essentiel de l’islam et sont fondées sur l’étude du Coran et de la Sunna sous cet angle très spécifique (la foi et ce qui est au-delà de la perception sensible, al-ghayb).

‘Ilm al-kalâm, la philosophie islamique, est né des débats provoqués autour des questions liées aux éléments de la Loi. Le domaine relatif au lien intime et spirituel avec Dieu (at-tasawwuf) ainsi que la moralité individuelle et sociale (‘ilm al-akhlâq) sont encore une autre manière de considérer les sources et d’en tirer des enseignements particuliers (concernant également al-ghayb, la spiritualité, la vie intérieure, la mystique). Ces différents domaines bénéficient des déductions et de la méthodologie employées dans usûl al-fiqh.

Les trois domaines du fiqh (considéré ici dans son sens étymologique de « compréhension ») al-wâqi‘, al-awlawiyyât, ad-da‘wa sont récents et ont été développés et plus ou moins codifiés depuis la fin du XIXe siècle, alors que les savants musulmans devaient faire face à des situations sociales, politiques et économiques totalement originales. Avec la fin de l’application des lois islamiques au sein de l’Empire ottoman (approximativement au milieu du XIXe siècle) et leur remplacement par des législations séculières importées de France, de Grande-Bretagne ou d’autres pays occidentaux, il devint impossible de penser à une application authentique des enseignements de l’islam sans prendre en compte le nouvel état des choses (al-wâqi‘) dans le monde musulman et sans reconsidérer les moyens par lesquels il serait possible de formuler et d’appliquer le droit et la jurisprudence islamiques. Cela mène, par conséquent, à considérer et à étudier l’ordre des étapes (al-awlawiyyât) que la communauté musulmane doit suivre – la stratégie globale – afin de retrouver une compréhension profonde et dynamique de la sharî‘a à la lumière de l’ordre politique et économique international [11]. Avec la diffusion progressive de la culture occidentale, il est devenu nécessaire de repenser la manière de présenter l’islam parmi les musulmans eux-mêmes. Le concept de fiqh ad-da‘wa fut d’abord formulé en Égypte pendant les années trente et est devenu un domaine de pensée très productif en raison de l’important défi auxquels les musulmans étaient confrontés sur les terrains de la religion, des valeurs et des cultures [12].


[1Cette science donnera naissance, par l’extension des débats sur Dieu et Ses noms, mais également par les premières influences visibles des traditions hellènes et chrétiennes, au ‘ilm al-kalâm, qui correspond à la « philosophie islamique ».

[2Voir al-Khudarî, Târîkh al-umma al-islâmiyya, vol. 1, p. 170.

[3Hadîth rapporté par al-Bukhârî.

[4Très tôt, deux tendances apparurent parmi les Compagnons, symbolisées par deux grandes figures de cette époque : ‘Abd Allah ibn ‘Umar, qui évitait généralement de donner des interprétations personnelles, et ‘Abd Allah ibn Mas‘ûd, qui recourait largement à l’opinion personnelle si aucune réponse ni prescription claire ne pouvaient être trouvées dans le Coran ni dans la Sunna. Nous retrouverons ces deux postures parmi les savants (‘ulamâ’) et les écoles de pensée (madhâhib), connus respectivement sous les noms de ahl al-hadîth (basés à Médine) et ahl ar-ra’y (basés à Koufa, en Iraq).

[5Le Prophète a dit en effet : « Quiconque dit un mensonge en mon nom trouvera sa place dans le feu » (hadîth rapporté par al-Bukhârî et Abû Dâwud).

[6Ils avaient coutume de ne traiter que de problèmes pratiques et réels. Ils évitaient l’application de déductions analogiques (qiyâs) si le Coran ou le Prophète n’avaient pas clairement défini le but d’une obligation ou d’une interdiction.

[7Avec Ja‘far as-Sâdiq (702-765), à Médine, commence, pour la tradition shiite, la codification du droit et l’expression première des fondements de l’imamisme. Les deux grands courants duodécimains et septimains trouvent ici leurs racines. C’est plus tard, entre le Xe et le XIIIe siècles que la doctrine est fixée avec les ouvrages de référence tels que Kitâb al-kâfî, d’al-Kulaynî ou Kitâb al-irshâd d’Ibn Bâbûya jusqu’aux divers écrits de Nâsir ad-Dîn al-Tûsî au XIIIe siècle.

[8Voir figure 1 « L’époque des premiers fuqaha’ ».

[9Voir l’introduction intéressante de ‘Alî Hassab-Allah, Usûl at-tashrî’ al-islâmî (Fondements de la jurisprudence islamique), Le Caire, Dâr al-ma’ârif, 1985 (en arabe) ou, en anglais, Principles of Islamic Jurisprudence, par Mohammad Hashim Kamali, Cambridge, UK, 1991, p. 2-15. Kamali donne une autre définition claire (p. 1) : « Usûl al-fiqh, ou les fondements du droit musulman, exposent les indications et les méthodes par lesquelles les règles du fiqh sont déduites de leurs sources. Ces indications se trouvent principalement dans le Coran et la Sunna, qui sont les sources principales de la sharî‘a. »

[10La liste des grands savants musulmans persécutés par les autorités politiques, depuis Abû Hanîfa (qui mourut en prison) jusqu’à nos jours, est presque interminable.

[11Voir Yûsuf al-Qardâwî, Al-marji‘iyya al-‘uliyâ fîl-islâm lil-qur’ân was-sunna, Le Caire, Maktabat al-wahbat, 1990 ; Awlawiyyât al-haraka al-islâmiyya fîl-marhala al-qadîma, Le Caire, Maktabat al-wahbat, 1992 ; Fî fiqh al-awlawiyyât wa-dirâsa jadîda fî daw’i al-qur’ân was-sunna, Le Caire, Maktabat al-wahbat, 1996.

[12Voir ‘Abd al-Halîm Mahmûd ‘Alî, Fiqh ad-da‘wa, Dâr al-wafâ’, 1990, 2 volumes en arabe ; Ma‘a al-‘aqîda wal-haraka wal-manhaj fî khayri ummatin ukhrijat lin-nâs, Le Caire, Dâr al-wafâ’, 1992 ; et Cheikh al-Bâhî al-Khûlî, Tadhkirat ad-du‘ât, Koweït, Maktabat al-falâh, 1984.

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