Ibn Taymiya : L’extinction (fanâ’)

L’« extinction » est de trois espèces. L’une appartient aux [hommes] parfaits d’entre les Prophètes et les Amis de Dieu (walî), l’autre aux modérés d’entre les Amis de Dieu et les Vertueux, la dernière aux hypocrites, hérétiques (mulhid) et assimilationnistes.

lundi 2 janvier 2012

La première espèce d’ « extinction », c’est l’extinction de la volonté de ce qui est autre que Dieu, de telle manière qu’on n’aime que Dieu et qu’on n’adore que Lui, qu’on ne se confie qu’en Lui et qu’on ne recherche rien d’autre que Lui.

Telle est nécessairement la signification des propos du shaykh Abû Yazîd [al-Bastâmî] quand il dit : « Je voudrais ne vouloir que ce qu’Il veut ! », c’est-à-dire ce qui est voulu [par Dieu], aimé et agréé [de Lui], à savoir ce qui est voulu par la « volonté religieuse » [de Dieu].

La perfection du serviteur consiste à ne vouloir, à n’aimer et à n’agréer que ce que Dieu veut, agrée et aime — à savoir ce qu’Il a ordonné en le rendant obligatoire ou préférable. [Elle consiste] à n’aimer que ce que Dieu aime, de même que les Anges, les Prophètes et les Vertueux. C’est là le sens de ce qui a été dit de ces paroles du Très-Haut : « … sauf celui qui viendra à Dieu avec un coeur pur ». « [Un coeur] pur, a-t-il été dit, de ce qui est autre que Dieu, de ce qui est autre que l’adoration de Dieu, de ce qui est autre que la volonté de Dieu ou de ce qui est autre que l’amour de Dieu ». Il s’agit d’une seule et même chose et, qu’on la nomme « extinction » ou non, c’est là le commencement de l’Islam et sa fin, la [réalité] intérieure de la religion et son apparence.

La deuxième espèce [d’ « extinction »], c’est l’extinction de la contemplation (shuhûd) de ce qui est autre [que Dieu].

Ceci advient à beaucoup de ceux qui cheminent [sur la Voie spirituelle]. Du fait de l’attraction excessive de leurs cœurs vers le souvenir (dhikr) de Dieu, vers Son adoration et vers Son amour, du fait également que leurs cœurs sont trop faibles pour contempler autre chose que ce qu’ils adorent et voir autre chose que ce qu’ils visent, rien d’autre que Dieu ne touche (khatara) leurs cœurs ou, même, ils n’[en] ont pas conscience (sha‘ara), ainsi que cela a été dit de ces paroles du Très-Haut : « Et le cœur de la mère de Moïse devint vide. Peu s’en fallut qu’elle ne divulguât tout, si Nous n’avions pas pansé son coeur ». « Vide, a-t-il été dit, de toute chose sauf du souvenir de Moïse. » [2] Ceci arrive souvent à ceux que quelque affaire obnubile : un amour, une peur, une espérance qui font que leur cœur reste détourné de toute chose sauf de ce qu’ils aiment, de ce dont ils ont peur ou de ce qu’ils recherchent, à tel point que, absorbés en cette chose, ils n’ont plus conscience de rien d’autre.

Quand un tel [phénomène] est [particulièrement] fort, celui qui [vit] l’ « extinction » est absent (ghâba), par ce qui est trouvé par lui, au fait même de le trouver, par ce qui est contemplé de lui,au fait de le contempler, par ce dont il se souvient, au fait de s’en souvenir et, par ce qui est connu de lui, au fait de le connaître. Ce qui n’était pas s’éteint par conséquent, à savoir les créatures asservies (mu‘abbad), qui sont autres que Lui, tandis que demeure Celui qui n’a pas cessé [d’être], à savoir le Seigneur Très-Haut. Ce qui est voulu, c’est l’extinction [des créatures] alors que l’on contemple Celui qui [les] asservit et qu’on se souvient de Lui, de même que sa [propre] extinction pour ce qui est de les saisir ou de les contempler. Et quand un tel [phénomène] est [particulièrement] fort, l’amant est tellement faible qu’il [en] est ébranlé, en son discernement (tamyîz), et peut penser être son bien-aimé. Un homme, rapporte-t-on ainsi, s’était jeté à la mer, et son amant s’y jeta aussi, derrière lui. « Moi, je suis tombé, lui dit-il. Qu’est-ce donc qui t’a fait tomber derrière moi ? » « J’ai été absent, par toi, à moi-même, lui répondit son amant, et j’ai pensé que tu étais moi ! »

Des gens ont glissé en cet endroit et ont pensé qu’il y a union (ittihâd), que l’amant s’unit au bien-aimé au point qu’il n’y aurait, en leur existence même, pas de différence entre eux deux. C’est une erreur. Au Créateur rien ne s’unit en effet, fondamentalement. Bien plus, rien ne s’unit à rien sinon quand deux choses se transmuent, se corrompent, et que, de leur union à [toutes] deux, advient une troisième affaire qui n’est ni l’une ni l’autre, ainsi que [cela se passe] quand s’unissent l’eau et le lait, l’eau et le vin, etc. Les objets de la volonté, de l’amour et de la réprobation s’uniront par contre et concorderont (ittafaqa) [tous] deux pour ce qui est de l’espèce de la volonté et de la réprobation, l’un aimant ce que l’autre aime, l’un détestant ce que l’autre déteste, agréant ce qu’il agrée, se fâchant de ce dont il se fâche, réprouvant ce qu’il réprouve, étant l’ami de ce dont il est l’ami et l’ennemi de ce dont il est l’ennemi.

Dans toute cette « extinction », il y a déficience. Les plus grands des Amis de Dieu, tels Abû Bakr, ‘Umar et les plus anciens, les premiers des Émigrés et des Auxiliaires ne tombèrent pas dans une telle « extinction ». De même, a fortiori, pour ceux qui leur étaient supérieurs, les Prophètes. Une telle chose n’est apparue qu’après les Compagnons. Idem pour tout ce qui est de ce type et comporte, du fait de ce qui s’offre au cœur comme états de la foi, une absence de l’intelligence (‘aql) et du discernement. Les Compagnons — que Dieu soit satisfait d’eux ! — étaient trop parfaits, trop forts et trop stables, eu égard aux états de la foi, pour que leurs intelligences s’absentent ou que leur adviennent perte de conscience (ghashî), évanouissement (sa‘aq), ivresse (sukr), « extinction », engouement (walah) ou folie (junûn). De telles affaires ont commencé avec les Suivants, parmi les dévots de Bassora. Il y en avait en effet parmi eux qui perdaient conscience en entendant le Coran, et d’autres qui mouraient, tels Abû Jahîr al-Darîr et Zurârah bin Awfâ, le cadi de Bassora.

On en arriva ainsi à ce que, chez certains shaykhs des soufis, une telle extinction, une telle ivresse se produisent que leur discernement en fut affaibli, certains allant jusqu’à dire en cet état des propos en lesquels ils surent, une fois revenus à eux, qu’ils s’étaient trompés. On raconte de telles choses d’Abû Yazîd par exemple, d’Abû l-Hasan al-Nûrî, d’Abû Bakr al-Shiblî (élève de Hassan al Basri) et de leurs semblables. Dans de pareilles « extinction », ivresse, etc. ne sont par contre tombés ni Abû Sulaymân al-Dârânî, ni Ma‘rûf al-Karkhî, ni al-Fudayl bin ‘Iyâd (élève de Salman al Farsi), ni, même, al-Junayd et ses semblables, que leurs intelligences et leur discernement accompagnaient en leurs états [spirituels].

Ou plutôt, dans les cœurs des [gens] parfaits il n’est rien d’autre que l’amour de Dieu, que Sa volonté et que Son adoration. Il y a chez eux une science et un discernement d’une telle ampleur qu’ils contemplent les choses telles qu’elles sont. Bien plus, ils voient les créatures subsister par le Commandement de Dieu, être administrées par Sa volonté et, de surcroît, répondre à Son appel et Lui être dévouées. Il y a en elles, pour eux, une invitation à la clairvoyance, un rappel, et ce qu’ils contemplent de ces choses est un appui, un secours pour ce qui se trouve en leurs cœurs comme consécration de la religion [à Dieu], comme dépouillement de l’affirmation de Son unité (tajrîd altawhîd la-hu) et comme adoration de Lui seul, sans qu’Il ait d’associé.

Telle est la « réalité » (haqîqa) à laquelle le Coran a appelé et qu’ont assumée les gens ayant réalisé la Foi (ahl tahqîq al-îmân), les adeptes parfaits de la Gnose (‘irfân). Notre Prophète — que Dieu lui donne Sa bénédiction et la paix ! — était leur imâm et le plus parfait d’entre eux. Voilà pourquoi, quand il fut élevé vers les cieux, qu’il vit ce qui se trouvait là-haut comme Signes et que lui fut révélé ce qui lui fut révélé d’espèces de confidences, il se retrouva le matin, parmi eux, sans que son état ait changé et sans que cela n’apparaisse sur lui, à la différence de Moïse suite à sa perte de conscience — que Dieu leur donne à tous Sa bénédiction et la paix ! [3]

Quant à la troisième espèce de ce qu’on nomme « extinction », c’est témoigner qu’il n’est pas d’existant sinon Dieu, que l’existence du Créateur est l’existence du créé et qu’il n’y a donc pas de différence entre le Seigneur et le serviteur.

C’est l’ « extinction » des gens de l’égarement et de l’hérésie, qui tombent dans [les doctrines de] l’infusion (hulûl) et de l’union.

Lorsque l’un des shaykhs dont la voie est droite (shaykh mustaqîm) dit « Je ne vois rien d’autre que Dieu » ou « Je ne regarde vers rien d’autre que Dieu » etc., ce qu’ils veulent dire par là c’est : « Je ne vois pas d’autre Seigneur que Lui, pas d’autre Créateur que Lui, pas d’autre Administrateur que Lui, pas d’autre Dieu que Lui, et je ne regarde vers rien d’autre que Lui, que ce soit en l’aimant, en en ayant peur ou en y mettant mon espérance ». L’oeil regarde en effet vers ce à quoi le cœur s’attache. Quiconque aime une chose, l’espère ou en a peur se tourne vers elle. Si, dans le cœur, il n’est point d’amour de cette chose, d’espérance en elle, de peur d’elle, de détestation d’elle, d’autres formes encore d’attachement du cœur à elle, le cœur ne tend ni à se tourner vers elle, ni à regarder vers elle, ni à la voir. Et si on la voit par hasard, sans plus, c’est comme si on voyait un mur ou quelque autre chose vis-à-vis de laquelle on n’a point d’attachement en son cœur.

Les shaykhs vertueux — que Dieu soit satisfait d’eux ! — rappellent un élément du dépouillement de l’affirmation de l’unité [de Dieu] et de la réalisation de la consécration de toute la religion [à Dieu] : le serviteur ne se tournera vers rien d’autre que Dieu et ne regardera vers rien d’autre que Lui, ni en l’aimant, ni en en ayant peur, ni en y mettant son espérance. Le cœur, au contraire, sera vide des créatures, libre d’elles, et ne regardera vers elles que par la Lumière de Dieu. C’est donc par le Réel (al-haqq) qu’il entendra, par le Réel qu’il verra, par le Réel qu’il prendra et par le Réel qu’il marchera. [4]

Parmi les [créatures], il aimera ce que Dieu aime et détestera ce que Dieu déteste, sera l’ami de ce dont Dieu est l’ami et sera l’ennemi de ce dont Dieu est l’ennemi. Il aura peur de Dieu en elles et non d’elles en Dieu ; il espérera Dieu en elles et non elles en Dieu. Voilà le cœur pur, sincère (hanîf), monothéiste (muwahhid), musulman, croyant, qui connaît, qui réalise et qui affirme l’unité divine (muwahhid), par la connaissance des Prophètes et des Envoyés, par leur réalité et par leur monothéisme.


L’oeuvre d’Ibn Taymiyya (661/1263 - 728/1328) est d’une certaine façon victime de son gigantisme et de son militantisme : en dehors des travaux académiques, les lectures qui en sont données pèchent trop souvent par ignorance de textes fondamentaux ou dégénèrent en réductions idéologisantes.

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