Civilisation et progrès

La civilisation occidentale moderne apparaît dans l’histoire comme une véritable anomalie : parmi toutes celles qui nous sont connues plus ou moins complètement, cette civilisation est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, et ce développement monstrueux, dont le début coïncide avec ce qu’on est convenu d’appeler la Renaissance, a été accompagné, comme il devait l’être fatalement, d’une régression intellectuelle correspondante ; nous ne disons pas équivalente, car il s’agit là de deux ordres de choses entre lesquels il ne saurait y avoir aucune commune mesure.

vendredi 5 février 2021

Cette régression en est arrivée à un tel point que les Occidentaux d’aujourd’hui ne savent plus ce que peut être l’intellectualité pure, qu’ils ne soupçonnent même pas que rien de tel puisse exister ; de là leur dédain, non seulement pour les civilisations orientales, mais même pour le moyen âge européen, dont l’esprit ne leur échappe guère moins complètement. Comment faire comprendre l’intérêt d’une connaissance toute spéculative à des gens pour qui l’intelligence n’est qu’un moyen d’agir sur la matière et de la plier à des fins pratiques, et pour qui la science, dans le sens restreint où ils l’entendent, vaut surtout dans la mesure où elle est susceptible d’aboutir à des applications industrielles ?

Orient et Occident - René Guénon

Nous n’exagérons rien ; il n’y a qu’à regarder autour de soi pour se rendre compte que telle est bien la mentalité de l’immense majorité de nos contemporains ; et l’examen de la philosophie, à partir de Bacon et de Descartes, ne pourrait que confirmer encore ces constatations. Nous rappellerons seulement que Descartes a limité l’intelligence à la raison, qu’il a assigné pour unique rôle à ce qu’il croyait pouvoir appeler métaphysique de servir de fondement à la physique, et que cette physique elle-même était essentiellement destinée, dans sa pensée, à préparer la constitution des sciences appliquées, mécanique, médecine et morale, dernier terme du savoir humain tel qu’il le concevait ; les tendances qu’il affirmait ainsi ne sont-elles pas déjà celles-là mêmes qui caractérisent à première vue tout le développement du monde moderne ? Nier ou ignorer toute connaissance pure et supra-rationnelle, c’était ouvrir la voie qui devait mener logiquement, d’une part, au positivisme et à l’agnosticisme, qui prennent leur parti des plus étroites limitations de l’intelligence et de son objet, et, d’autre part, à toutes les théories sentimentalistes et volontaristes, qui s’efforcent de chercher dans l’infra-rationnel ce que la raison ne peut leur donner. En effet, ceux qui, de nos jours, veulent réagir contre le rationalisme, n’en acceptent pas moins l’identification de l’intelligence tout entière avec la seule raison, et ils croient que celle-ci n’est qu’une faculté toute pratique, incapable de sortir du domaine de la matière ; Bergson a écrit textuellement ceci : « L’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils (sic), et d’en varier indéfiniment la fabrication »1. Et encore : « L’intelligence, même quand elle n’opère plus sur la matière brute, suit les habitudes qu’elle a contractées dans cette opération : elle applique des formes qui sont celles mêmes de la matière inorganisée. Elle est faite pour ce genre de travail. Seul, ce genre de travail la satisfait pleinement. Et c’est ce qu’elle exprime en disant qu’ainsi seulement elle arrive à la distinction et à la clarté ». A ces derniers traits, on reconnaît sans peine que ce n’est point l’intelligence elle-même qui est en cause, mais tout simplement la conception cartésienne de l’intelligence, ce qui est bien différent ; et, à la superstition de la raison, la « philosophie nouvelle », comme disent ses adhérents, en substitue une autre, plus grossière encore par certains côtés, la superstition de la vie. Le rationalisme, impuissant à s’élever jusqu’à la vérité absolue, laissait du moins subsister la vérité relative ; l’intuitionnisme contemporain rabaisse cette vérité à n’être plus qu’une représentation de la réalité sensible, dans tout ce qu’elle a d’inconsistant et d’incessamment changeant ; enfin, le pragmatisme achève de faire évanouir la notion même de vérité en l’identifiant à celle d’utilité, ce qui revient à la supprimer purement et simplement. Si nous avons un peu schématisé les choses, nous ne les avons nullement défigurées, et, quelles qu’aient pu être les phases intermédiaires, les tendances fondamentales sont bien celles que nous venons de dire ; les pragmatistes, en allant jusqu’au bout, se montrent les plus authentiques représentants de la pensée occidentale moderne : qu’importe la vérité dans un monde dont les aspirations, étant uniquement matérielles et sentimentales, et non intellectuelles, trouvent toute satisfaction dans l’industrie et dans la morale, deux domaines où l’on se passe fort bien, en effet, de concevoir la vérité ? Sans doute, on n’en est pas arrivé d’un seul coup à cette extrémité, et bien des Européens protesteront qu’ils n’en sont point encore là ; mais nous pensons surtout ici aux Américains, qui en sont à une phase plus « avancée », si l’on peut dire, de la même civilisation : mentalement aussi bien que géographiquement, l’Amérique actuelle est vraiment l’« Extrême-Occident » ; et l’Europe suivra, sans aucun doute, si rien ne vient arrêter le déroulement des conséquences impliquées dans le présent état des choses.

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